En Islam iranien / Tome IV

~Henry Corbin

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Mîr Dâmâd et l'École d'Ispahan

Plus d'un « pèlerin passionné » s'est enchanté du site d'Ispahan, a égaré ses rêves parmi ses jardins à l'ombre de ses vertes coupoles. Historiens de l'art et archéologues ont su préserver l'héritage des Safavides, et maintenir « au présent » la signification de la ville d'art de l'Iran islamique. André Godard a décrit en termes émouvants la magnificence du spectacle qui, dans la douce lumière déclinante d'une soirée d'automne, s'offre au promeneur méditatif, lorsque celui-ci, ayant gravi les premières pentes de la montagne au sud, se retourne pour faire face à l'immense vallée bordée de déserts, mais qui d'une rive à l'autre est un lac de verdure d'où émergent les coupoles et les tours émaillées. Ispahan « isolée dans des déserts, secrète, merveilleusement ornée, chargée d'histoire, est plus exactement encore que Tolède ou Aranjuez, une image de l'exaltation dans la solitude. Peut-être est-il impossible de comprendre tout à fait l'art, et l'âme de l'Iran, si l'on ignore la poignante beauté de cette ville ».

Certes, et c'est précisément dans la cité spirituelle d'Ispahan que l'on voudrait pénétrer jusqu'au secret de la vie des âmes, celles dont la méditation, en imprégnant la cité et le paysage qui l'entoure, ont promu l'une et l'autre au rang d'une cité et d'un paysage spirituels portant par excellence l'empreinte iranienne. Mais ce n'est point là une tâche si facile. A vrai dire, en se promenant aux côtés de son collègue archéologue ou historien de l'art, le philosophe, le chercheur en « sciences divines », éprouverait facilement un vague sentiment de frustration. Car, s'il sait que dans ces jardins, à l'ombre exquise de ces vieux collèges, ont vécu, médité et enseigné des penseurs dont il connaît les noms et un certain nombre d’œuvres, il ne lui est pas toujours facile, pour autant, d'en retrouver les traces précises. Du moins celles de Mîr Dâmâd ne sont-elles pas effacées. La madrasa Sadr où il enseignait, est toujours là, au cœur du Grand Bazar; son quadrilatère enserre toujours un vaste et riant jardin, planté d'arbres dont philosophes et théologiens de tout âge parcourent encore gravement les allées, comme devaient le faire Sadrâ Shîrâzî, Mohsen Fayz et tant d'autres après eux. Il faudrait alors évoquer les maîtres qui ont vécu et enseigné dans les autres collèges, les générations d'élèves attentifs qui s'y sont succédé. Les uns et les autres ont fait vivre une philosophie et une théologie marquées de leur empreinte propre; ils portaient en eux le défi et l'espérance incarnés dans le shî'isme; ils mirent en œuvre la richesse des virtualités spéculatives que recèle le motif de l'Imâm. Leur vie studieuse, tantôt secrète, tantôt agitée par la véhémence de « disputations » engageant les convictions de chacun, se poursuivit jusqu'au temps où le pensif et faible Shah Soltân Hosayn (1694-1722), retiré dans son petit oratoire trop exquis, inconscient de la menace afghane, laissa se consommer le désastre foudroyant : le sac d'Ispahan, la fin de la dynastie safavide, la dispersion des bibliothèques.

Il reste que pendant plus de deux siècles avait proliféré une famille spirituelle de philosophes, de théologiens et de théosophes, dont nous avons proposé, il y a quelques années déjà, de grouper les préoccupations communes, nonobstant les différences qui seront rappelées plus loin, sous la dénomination d' « Ecole d'Ispahan ». Aussi bien cette dénomination semble- t-elle être entrée dans l'usage de nos collègues iraniens. Leurs noms et leurs principales œuvres sont aujourd'hui encore familières à tout théologien iranien et à tout philosophe traditionnel. C'est que, de siècle en siècle, leur influence n'a cessé d'être féconde; elle s'est transmise tout au long de la période qadjare; et de nos jours, ce sont leurs œuvres, celles de Mollâ Sadrâ Shîrâzî notamment, qui en appelant l'attention sur l'actualité permanente des problèmes traités par eux, sont en voie de stimuler une renaissance de la philosophie traditionnelle.